vendredi 3 septembre 2010

Retour aux archives

-Mais qu'est-ce que vous foutez là encore? On vous a assez vus, Monsieur.
-Mais quoi? J'ai travaillé tout l'été, délaissé la recherche pour l'enfer feutré du salariat. Il me reste à peu près trois semaines pour rédiger un mémoire, il me manque quelques sources écrites, c'est tout...
-Avec mes collègues du guichet, on pensait que vous rédigiez une thèse, au vu de la fréquences de vos visites.
-Non, non, ce n'est qu'un mémoire de première année que j'entreprends de composer.
-Raison de plus vous y mettre. Vous n'avez que soixante pages à rédiger au mieux, dont les deux tiers comprennent une bibliographie et les questions épistémologiques sur votre sujet.
-Oui, mais, moi, non. J'évolue par anticipation dans la cour des grands. Mon taulier veut que nous lui rendions un travail de cent pages minimum, calqué sur les modèles du genre.
-C'est un bourreau, ce mec-là!
-Je vous le fais pas dire! Vous comprenez mieux les raisons de ma présence ici, désormais. Je suis historien, ou presque, je ne peux pas me contenter du minimum comme le dernier des étudiants en sociologie ou en histoire de l'art.
-C'est beau la confraternité! Non, mais plus sérieusement, vos anars, là, qui c'est qui en a quelque chose à foutre, aujourd'hui... La plèbe qui grouille, qui pue, qui consomme, qui meurt à crédit, elle en a rien à péter de vos esthètes de la liberté. Et même, les avant-gardes autoproclamées s'en détournent. Le monde est parti pour crever tout entier dans les eaux glacées du calcul égoiste.
-Orwell?
-Exact, jeune homme. Donc, ne vous foulez pas trop. Votre directeur de recherches lira votre machin en diagonale, ne s'arrêtera que sur les fautes d'orthographe, et deux trois noms célèbres que vous pourriez citer.
-Mais il y a du cul, dans mon machin, comme vous dîtes.
-Ah ça, peut-être, que ça devrait contribuer à le rendre plus interessant. L'inanité de votre entreprise en sera quelque peu altérée.
-Tant mieux. Car je commence à être crevé de tout ça. Puis écrire sur le modèle universitaire, c'est aussi coton que de marcher avec des échasses dans les égoûts, si vous voyez ce que je veux dire.
-Métaphore bancale, mais je comprends, et compatis. Moi-même, si j'avais daigné bosser, je ne serais pas là, aujourd'hui, au guichet des archives nationales, à regarder passer ce public hétérogène, de grabataires et de puceaux.
-Vous vouliez faire de l'histoire aussi?
-Oui, mais ce n'était pas plus possible qu'aujourd'hui il y a dix ans. Bicose Gender Studies, Cultural Studies... Alors, quitte à tâter de l'archive, du papier jaune rongé par les mites, autant m'ennuyer ici, que sous les ordres d'une directrice de recherches archéo-trotksyste, gouine, mulitculturaliste, et j'en passe...
-Vous avez la sécurité de l'emploi.
-Oui, et des avantages. Vous avez vu la bande de clampins autour de moi? Mes collègues? Vieux garçons, folasses, lectrices de Closer, spectateurs assidus de Plus Belle la Vie...
-Je vous envierais presque...
-Ouais... D'autant que je ne vous envie pas, jeune homme. Au vu de la largeur de vos cernes qui descendent jusqu'à votre menton, vos yeux dont le blanc vire au jaune. L'hygiène de vie désastreuse des jeunes...
-Certes. Je picole trop, fume trop. J'ai du être une écluse dans une autre vie pour avaler tant de saloperies sans rechigner... Bon, vous me le donnez ce carton...
-Le voilà... 14 as 556, fonds Bontemps. Le carton, avant que nous en fassiez un.
-Merci. L'espoir fait vivre!
-Toujours, même...

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