lundi 1 mars 2010

Pour venger les pépères


Le cérémonial demeurait en l'état, inchangé, malgré les années. On ne savait même plus comment il fut institutionnalisé.
Le Rétif fermait la porte de sa mansarde sous les coups de sept heures et demi du soir. Dans les escaliers, il croisait sa propriétaire, une femme d'une cinquantaine d'années, pas trop amochée par la vie. Elle était riche et bohème. Affichait toujours cet air ravi qui était une marque à peine déguisée de sournoiserie.
Ensuite, il se dirigeait vers le marchand de vins et spiritueux, demandait une bouteille de Cutty Sark qu'il réglait toujours en liquide. C'est vers le métro que ses pas l'entrainaient ensuite. Direction le treizième arrondissement.
Près du pont de Tolbiac, on comptait une ancienne fabrique reconvertie en squat, où se réunissaient des gens qui se nommaient "alternatifs". Et aussi quelques marginaux, qui eux n'allaient pas chercher ailleurs que dans leur passif, les raisons de vouloir foutre en l'air la société.
Le Rétif était de ceux là. Ainsi que la Cigale, un grand provençal au nez allongé, charmant comme son accent. Et puis Le Bourguignon, qui depuis quelques années, avait perdu son large sourire contre une mine empruntée. D'autres qui avaient connu la traumatisante expérience du "séminaire" se joignaient parfois à eux.
C'est dans une salle à l'écart du squat que prenaient place ceux qui avaient connu la Sorbonne en ce temps-là. Aux tenants du lieu, ils avaient imposé leur présence lors d'épiques joutes où la persuasion s'obtenait au tesson de bouteille.
Confinés dans leur cellule sombre, faiblement éclairée par des bougies chauffe-plat, les "anciens", ou "survivants", se piquaient gaiment la ruche jusqu'au lever du jour.
Ils évoquaient là leur ressentiment. Vis à vis de l'institution universitaire qui en avaient fait des clodos, des loques humains aux perspectives d'avenir limitées, pour ne pas dire nulles.
Une fois leur diplôme obtenu, les concours passés, ils avaient enchainé missions, stages, vacations. Connu une forme de précarité aliénante.
Leurs trajectoires, rompues, avaient fini par se recouper. C'est de la même rancœur qu'ils se nourrissaient, la même hargne dont ils soupaient.
Aussi avaient-ils décidé à un moment précis de conjurer leur frustration. Durant leurs causeries, ils avaient sans peine, réussi à établir qui les avaient foutus dans le merdier, précipités dans la jungle des contrats intérimaires, rémunérés en crottes de nez. Et dès lors, les choses allèrent de leur mieux.

On avait rédigé une liste, pris soin d'y inscrire les noms des fautifs.
Les enseignants, qui se livraient régulièrement sur eux à des humiliations, qui feraient passer les tournantes pour des goûters d'anniversaires, eurent le droit au chapitre. Ceux du séminaire, les anciens du Master "Histoire contemporaine des sociétés Occidentales", chacun dans leur spécialité, exécutèrent leur vengeance avec une implacable détermination.

Le Rétif, qui vivait essentiellement d'escroqueries, de larcins et de cambriolage, les initia à la voltige, au maniement des armes, aux affres de la clandestinité, à se procurer de l'argent en toutes circonstances. La Cigale, s'occupa de dénicher adresses où étaient recluses les badernes qui les avaient humiliés. Le Bourguignon, lui, apprit à cacher son arme de poing muni d'un canon silencieux dans les hots-dogs dont il avait toujours été friand.

Le prof qui avait un cheveu sur la langue et les snobait, son acolyte alcoolique, la vieille languedocienne qui les tyrannisait à coups de tableaux sémantiques, furent leurs premières victimes. On compta aussi dans les macchabées, les prétentieux, du style Verschu, petit normalien fumiste et suffisant qui finit le corps criblés des trois chargeurs des flingues du Rétif, de la Cigale et du Bourguignon.
Les armes parlaient, et ne semblaient pas vouloir se taire. On nous avait mentis. Pris pour des billes. Reçu de la condescendance au kilomètre, car nous étions provinciaux, travailleurs, banlieusards. Nous n'avions pas votre morgue, et vous nous avez en retour montrés toute votre nuisance.

Le fléau ne semblait pas prendre de fin. Et quand les anciens séminaristes qui s'employaient dans la vengeance à renouer avec une dignité piétinée, se retrouvaient le samedi soir dans le squat, ils buvaient de grandes rasades d'alcool fort en se souvenant, émus, des causeries du mardi après-midi.

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